Gerard Viale Auteur

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La lettre quotidienne de Laurent Joffrin

"On ne lâche rien", slogan redevenu à la mode, comme un vent d'actualité, signifie, si on l'applique à la lettre, un déni de démocratie.

Laurent Joffrin, l'évoqiue dans sa lettre quotidienne.

 

 

La lettre politique de Laurent Joffrin

 

 

«On lâche rien»

 

Entendu pendant les manifs de gilets jaunes ce week-end, le mantra qui tend à dominer désormais le vocabulaire protestataire en France : «On lâche rien». Slogan banal en apparence, qui est aussi le titre d’une «chanson de manif» du groupe HK et les Saltimbanks, entraînante, radicale et sympathique, reprise en hymne militant par Jean-Luc Mélenchon ou par Philippe Poutou et dont les gilets jaunes font un abondant usage. Une version modernisée de l’antique «Ce n’est qu’un début, continuons le combat», prisé par les manifestants des années 70. Inoffensif, au fond.

Encore que… Prise au pied de la lettre, elle pose un léger problème. Remarquons d’abord que ces gilets jaunes qui «ne lâchent rien» ont été massivement lâchés par la majorité de ceux qui se faisaient fort de ne rien lâcher. De quelque 300 000 au début du mouvement, les manifestants sont désormais moins de 30 000, ce qui tend à prouver qu’il y avait, malgré tout, au sein de ces ennemis du lâchage, une majorité de lâcheurs.

Dans cette locution batailleuse, c’est le mot «rien» qui retient l’attention. Sous cet emblème définitif, nous avons vu défiler successivement ceux qui protestaient contre la réforme des retraites de François Fillon, la loi travail de Manuel Valls, la réforme du marché du travail de Muriel Pénicaut, la réforme de la SNCF du gouvernement Philippe. Or tous ces mouvements ont échoué à atteindre leur objectif, qui était le retrait des projets contestés. Ils n’ont «rien lâché». Du coup, ils n’ont rien obtenu.

Dans la même période, le mouvement syndical, divisé entre ceux qui ne «lâchent rien», CGT, Solidaires et quelques autres, et ceux qui sont prêts au compromis – la CFDT principalement – s’est modifié au profit des seconds, puisque la centrale de Laurent Berger, à qui on reproche en permanence de «trop lâcher», est devenue le premier syndicat de France, devant ceux qui «ne lâchent rien». Même réflexion dans le champ politique : en 2017, c’est le mouvement centriste En marche, adepte du «en même temps», et non du «on lâche rien», qui a remporté haut la main les deux scrutins nationaux. Et ses ennuis ont commencé quand il s’est raidi et a décidé, précisément, de ne rien «lâcher» sur l’application de son programme, entre-temps fortement droitisé, bien loin du «en même temps» initial. En ne lâchant rien alors qu’il n’a réuni qu’un quart des électeurs qui se sont exprimés au premier tour de la présidentielle, il a tout perdu, ou presque, en popularité. Laquelle popularité s’est un peu requinquée, justement, après qu’il a choisi de lâcher quelque chose au mouvement des gilets jaunes, lesquels n’ont «rien lâché», mais voient la cote gouvernementale se rétablir au fur et à mesure que leurs manifestations continuent en ne «lâchant rien».

Cette stratégie du «tout ou rien» pose un problème démocratique essentiel. La démocratie consiste aussi, dans le cours ordinaire du temps, à concilier les aspirations contradictoires de la société, autour de compromis négociés, ou bien arrachés par la lutte sociale. Dans ce scénario favorable, le gouvernement lâche des concessions et le mouvement social, en contrepartie, lâche une partie de ses revendications. Mais si personne «ne lâche rien», tout échoue. A moins de provoquer le «grand soir» du remplacement brutal d’un pouvoir par un autre, perspective aussi nébuleuse que lointaine.

Ainsi cette «punchline», comme on dit désormais, combative et séduisante, traduit aussi, si on la prend au sens strict, le recul de la culture démocratique dans le pays. Pour les amateurs d’histoire, on rappellera une autre «punchline», celle de Siéyès, qui avait toutes sortes de défauts, mais s’y connaissait un peu en stratégie révolutionnaire : «Qu’est-ce que le Tiers-Etat ? Tout. Qu’a-t-il été jusqu’à présent dans l’ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A être quelque chose.»Ainsi Siéyès ne voulait ni tout ni rien, mais quelque chose. Il est probable qu’à la fin du «grand débat» et une fois les décisions du gouvernement connues, le mouvement des gilets jaunes se retrouvera dans la même position : il n’aura ni tout ni rien, mais quelque chose. «On ne lâche rien ?». Si : c’est comme cela qu’on progresse.

 

 



12/03/2019
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