Gerard Viale Auteur

Gerard Viale Auteur

La quotidienne de Laurent Joffrin

La lettre politique

de Laurent Joffrin

 

Le D-Day trahi

Pour une fois, la mémoire, qu’on dit trompeuse, est venue au secours de l’histoire. En soixante-quinze ans de commémorations, les hommages rendus le 6 juin aux soldats du D-Day ont profondément modifié la vision collective de cette opération – en tout état de cause héroïque – pour la rapprocher de la vérité. Au commencement, ou presque, une image : celle du générique du Jour le plus long, le film qui a commandé pendant longtemps la mythologie du Débarquement. On y voit en gros plan un casque de GI abandonné sur une plage de Normandie sur fond de vagues venant du large, au son d’une musique martiale. Une opération américaine, donc, dont le film de Darryl Zanuck donne une vision à la fois tragique et édulcorée, tout entière dédiée au courage des «boys» et des officiers joués par la fine fleur d’Hollywood, John Wayne, Robert Mitchum ou Henry Fonda.

La première rectification eut lieu juste avant le tournage. Lisant le script, le général de Gaulle constate qu’il est à peine fait mention du rôle de la Résistance française. Il menace alors d’interdire toute prise de vue en France, ce qui eût nui à la vraisemblance de la mise en scène. En catastrophe, Zanuck fait rajouter une séquence au début du film où l’on voit un commando de résistants faire sauter un poteau électrique. Eh oui… Quoique très modeste en regard de la contribution anglo-saxonne, le rôle des «Français du Jour J» fut précieux. Eisenhower lui-même avait tenu à l’époque à leur rendre un hommage public. Ce qui n’avait pas calmé l’ire du Général, tenu à l’écart de tout préparatif et averti quelques heures seulement avant l’arrivée des bateaux sur les plages.

Mer rougie

Il fallut aussi expliquer que les Anglais, en fait, n’étaient en rien des supplétifs des Américains dans cette affaire : il y avait plus de soldats de l’Empire britannique le 6 juin que de troupes yankees. Les Anglais avaient largement conçu le plan de bataille et présidé à la vaste opération de désinformation («Fortitude») qui avait trompé Hitler en lui faisant croire pendant des semaines que le débarquement de Normandie était une diversion annonçant un second débarquement, le vrai, qui aurait lieu dans le Pas-de-Calais.

Le Jour le plus long, selon les normes de l’époque, avait aussi atténué à l’écran la violence des combats. Dans Libération, au moment des commémorations de 1984, Samuel Fuller, réalisateur célèbre qui avait lui-même débarqué à Omaha Beach, expliquait qu’on ne pouvait pas montrer à l’écran ce qu’il avait vu le 6 juin : le massacre, la mer rougie par le sang, les soldats mutilés par les balles, abattus en masse ou décapités par les éclats d’obus. Bien plus tard, Spielberg allait restituer dans Il faut sauver le soldat Ryan la réalité de la bataille dans une scène d’ouverture saisissante.

Le Débarquement politisé

De même, l’extrême dureté des bombardements aériens menés par les Alliés allait progressivement émerger dans la conscience collective. On montrait des Français exultant devant l’arrivée «des Américains». En fait les troupes alliées furent souvent accueillies dans un silence glacial par une population décimée par les bombes et dont les villes et les villages avaient été rasés sans pitié par les avions libérateurs. Encore aujourd’hui, la Normandie, à Caen, à Saint-Lô, à Valognes ou Carentan, porte les stigmates de ces frappes impitoyables sur les civils, sans que l’efficacité militaire de ces destructions soit entièrement prouvée, source de débats infinis entre historiens. Tout comme elle garde parfois un souvenir mélangé du comportement des soldats alliés, trop souvent enclins au viol et à la destruction préventive des fermes et des maisons.

C’est peut-être pour exorciser cette violence que les cérémonies ont progressivement changé de nature. On fêtait la victoire, le sacrifice, les armées libératrices de l’Europe. A partir des années 80, quand François Mitterrand décide de faire des cérémonies un événement politique en invitant les chefs d’Etat sur les plages normandes, on adjoint aux hommages militaires un discours de paix et de réconciliation. On politise le Débarquement en célébrant la coopération internationale, le «multilatéralisme» et la construction européenne, imaginée dès après la victoire pour interdire le retour de la guerre sur le territoire libéré par les Alliés. En 2004, sous Chirac, on invite même le chancelier allemand, à l’époque Gerhard Schröder, à participer aux festivités. Une grande première, dont Mitterrand avait écarté la possibilité, dit-on, par une formule abrupte : «Mais enfin, il me semble que les Allemands ont perdu la guerre…»On y convie enfin les Russes, ce qui n’est que justice : au moment où les troupes alliées débarquent, il y a beaucoup plus de soldats allemands et de divisions blindées occupées à lutter contre l’Armée rouge en pleine offensive que de troupes nazies stationnées en Normandie.

Amer paradoxe

Réécriture pacifique et bien-pensante ? En aucune manière. Les buts de guerre proclamés par les Alliés dès avant le 6 juin consistaient non seulement à battre les nazis, mais aussi à instaurer un monde nouveau conforme aux vues de Franklin Roosevelt, bâti sur la coopération, la démocratie, le libre-échange, le refus des guerres monétaires, comme en témoigne la création de l’ONU, l’instauration de régimes démocratiques dans les territoires libérés, les accords monétaires de Bretton Woods ou la création du marché commun. A cet égard, la présence de Donald Trump cette année recèle un amer paradoxe : le président américain professe des vues politiques et diplomatiques à l’opposé de celle de son prédécesseur de 1944. Il n’a de cesse que de combattre le multilatéralisme, de promouvoir le nationalisme, de relancer les guerres commerciales et d’affaiblir l’Union européenne. De même que le Royaume-Uni, venu à l’époque au secours de l’Europe occupée, cherche aujourd’hui à s’en détacher.

On avait fait l’effort, au fil du temps, de rapprocher la mémoire de l’histoire, œuvre de vérité. C’est maintenant l’hypocrisie qui domine les cérémonies de 2019 : les gouvernements américain et britannique ont en fait tourné le dos aux principes hérités de l’après-guerre. Derrière les hommages convenus à l’héroïsme des soldats du 6 juin, se profile la pure et simple trahison de leurs idéaux.

LAURENT JOFFRIN

 

 



06/06/2019
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