Gerard Viale Auteur

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LA QUOTIDIENNE DE LAURENT JOFFRIN

La quotidienne de Laurent Joffrin.

Où l'on s'aperçoit que Cesare Battisti en a roulé quelques uns dans la farine

GV

 

 

 

La lettre politique de Laurent Joffrin

 

 

Battisti et la gauche française

Errements de la gauche intellectuelle… Il y a quelques années, une escouade d’écrivains, de penseurs et d’artistes se sont mobilisés en faveur de Cesare Battisti, condamné en Italie pour quatre meurtres dont on l’accusait d’être l’auteur ou le complice. L’affaire donna lieu à de nombreux textes indignés ou sarcastiques dirigés contre les autorités italiennes, puis françaises, quand il a été question d’extrader Battisti. Las ! Non seulement la justice italienne a démontré qu’elle avait contre lui un dossier solide, mais l’intéressé lui-même a admis samedi, après avoir clamé son innocence pendant quelque trente années, qu’il était bien le meurtrier désigné par les juges. Terrible contre-pied.

On se gardera de toute vindicte envers un homme désormais emprisonné, probablement pour le restant de ses jours. En revanche, comment ne pas reconnaître pour ce qui concerne la France que cette mobilisation, après avoir occupé un large espace médiatique, avait quelque chose de gravement frivole, ou bien de dangereusement naïf ? Certains ont défendu Battisti – Libération notamment – au nom du respect de la parole de la France. Le président Mitterrand avant en effet, au début des années 80, statué à des fins d’apaisement que les Italiens poursuivis en Italie et réfugiés en France ne seraient pas extradés, à condition qu’ils n’aient pas de sang sur les mains et qu’ils aient renoncé à toute lutte armée. Jacques Chirac en avait décidé autrement et Battisti avait de nouveau pris la fuite.

La position avait une certaine logique : le geste de François Mitterrand avait soustrait à la justice italienne un certain nombre de militants impliqués dans les «années de plomb», mais ceux-ci n’ont jamais récidivé et se sont fondus dans la société française. En revanche, il apparaît maintenant que la «doctrine Mitterrand» ne pouvait s’appliquer à Battisti, qui avait bien «du sang sur les mains».

La défense de Battisti par un certain nombre de pétitionnaires allait plus loin : elle consistait aussi à postuler – ou à suggérer fortement – son innocence et à accuser la justice italienne de décisions expéditives et mal fondées. Les connaisseurs de la vie italienne étaient beaucoup plus prudents – notamment le correspondant de Libération à Rome, Eric Joszef – et faisaient remarquer que les charges pesant sur le terroriste présumé (et désormais avéré) étaient bien plus solides que ce qu’on en disait en France. Les défenseurs français de Battisti n’en avaient cure et moquaient le fonctionnement du système judiciaire italien. On disait, par exemple, que Battisti avait été condamné pour deux meurtres commis au même moment dans deux villes différentes, accusation absurde, oubliant de préciser qu’il était dans ces deux cas accusé d’avoir été complice ou commanditaire, et non auteur, ce qui change tout. De même, on soulignait le fait que certains témoins à charge étaient des «repentis» qui avaient parlé en échange de remises de peine. Mais les dénonciations des repentis fournissaient souvent de réelles pistes aux enquêteurs pour être ensuite recoupées par la justice, ce qu’on passait évidemment sous silence. Aussi bien, Battisti avait été condamné en première instance, en appel, et la décision avait été confirmée en cassation, ce qu’on rappelait très rarement. Deux journalistes, Guillaume Perrault du Figaro, puis Karl Laske de Mediapart (et ancien de Libération) avaient étudié le dossier en détail et publié chacun un livre pour préciser les charges, sérieuses, qui pesaient sur Battisti. Ils furent peu repris…

Ce qui conduit à une réflexion politique. Elle porte sur le rapport étrange qu’entretient une certaine gauche avec la démocratie. Les «années de plomb» ont ensanglanté la vie italienne pendant plusieurs années. La «guerre» déclenchée là-bas par les activistes d’extrême gauche s’appuyait sur une analyse en partie juste, mais au bout du compte fausse, de la démocratie en Italie. On la disait minée par des réseaux clandestins liés à l’extrême droite et à la CIA, ce qui était en partie vrai. Mais on en déduisait qu’elle n’était un jeu d’ombres, un décor Potemkine, manipulé en fait par des forces obscures plus ou moins liées à «l’impérialisme». Ce qui justifiait le recours à la lutte armée, autrement dit au terrorisme des Brigades rouges et de multiple groupes du même genre.

Or en fait, si ces tares existaient, la démocratie italienne a traversé l’épreuve sans renoncer, pour l’essentiel, aux principes de l’Etat de droit. Certaines actions judiciaires ou policières étaient brutales, arbitraires. Mais dans l’ensemble, les gouvernements de Rome ont maintenu en vie les principes qui les légitimaient. Les membres des groupes terroristes ont été poursuivis avec énergie, mais condamnés la plupart du temps au terme de procès en bonne et due forme. Ce qui était le cas de Battisti, puisque l’intéressé reconnaît aujourd’hui le bien-fondé des condamnations qui l’ont frappé. Parti communiste en pleine évolution, le PCI – tout comme le journal de centre gauche la Repubblica – avait d’ailleurs suivi cette ligne en se portant à l’avant-garde du combat contre le terrorisme.

Il y avait, disons-le, une certaine forme d’arrogance bien-pensante dans les jugements portés en France sur l’Etat italien qui restait, malgré toutes les vicissitudes, une démocratie. Il y avait surtout une erreur politique majeure : il est faux et dangereux de présenter les démocraties en général, et l’Italie en particulier, comme des régimes factices manipulés par des forces économiques ou étrangères obscures. Cela revient à les abaisser au niveau des dictatures, en établissant entre ces régimes une sorte d’égalité de fait et en justifiant, par là même, le recours à des actions illégales et violentes au sein de sociétés libres, excuse utilisée par tous les terroristes qui s’attaquent à des Etats de droit. Les libertés publiques, même écornées parfois, sont une réalité tangible. Les discours des terroristes sur ce point sont radicalement mensongers. Il eût fallu, pour le moins, vérifier. Ce que les partisans de Battisti, accréditant une version diabolisée de l’histoire italienne, ont négligé de faire.

LAURENT JOFFRIN

 

 



27/03/2019
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